Une autre école

Une autre école, film, 2016 
Bellastock, Espaces possibles, YA+K, Colloco, Saprophytes,

collectifs du réseau Superville 

Nuit Debout ou le retour de l’espace public


Été 2016, des Parisiens occupent la Place de République toutes les nuits. Diverses associations y installent leurs stands, diverses commissions traitent de sujets sensibles comme l’accueil des migrants en France, le mal-logement ou les discriminations envers les membres de la communauté LGBTQIA+.

C’est le retour, dans la ville des services, d’un espace public que l’on croyait à jamais disparu où l’on prend acte des souffrances causées par l’absence de politique sociale et l’indignité du système libéral.

D’une part, on forme des cellules organisant des actions ciblées (collectes, distributions, manifestations), d’autre part, on constitue des groupes de paroles pour se retrouver et échanger librement, expression d’un besoin urgent de résorber la séparation grandissante entre des milieux sociaux et des communautés de destins qui ne se côtoient plus, ne se parlent plus, ne se connaissent plus.








Tout à coup, la place est devenue une sorte de grand hôpital à ciel ouvert où l’on va prendre le temps de parler des sujets mal traités, des sujets qui divisent, des populations vulnérables et marginalisées, celles dont les luttes ne cessent jamais.

Au programme, pas de réelle convergence des dites luttes mais plutôt un grand collage faisant se côtoyer diverses formes de violences sociales et souffrances associées. Une misère et une précarité aux multiples facettes qui trouvent ici un lieu et un temps pour s’imposer dans la ville et traiter ces sujets sans intermédiaires. Ici, on se parle, face à face, et l’on rencontre, parfois, un autre profondément autre.








Manifestement dégoûtés par l’événement, les médias de masse se lancent sans attendre dans un grand travail de décrédibilisation de ce mouvement qui prétend pouvoir débattre, discuter et penser sans eux. À la télévision, on voit le chroniqueur raciste et rance Alain Finkielkraut se faire joyeusement sortir du dispositif par les participants sous les insultes. Encore étourdi par son expulsion sans semonce, il décrétera, ébouriffé aux caméras complices : “ Il n’y a pas de démocratie ici ! ”. 

La police, elle aussi, ne chôme pas. Tous les soirs elle défait méthodiquement l’installation et disperse dans la nuit les groupes encore présents. Tous les jours, le dispositif renaît de ses cendres, comme un phœnix et il le fera jusqu’à l’essoufflement, non sans avoir enfanté en cours de route, de nouvelles solidarités et de nouvelles formes de lutte.









Un arc électrique : Le Bellastock à la Nuit Debout


Un ami m’appelle un matin, quelques membres du Bellastock se sont installés sur la Place de la République en soutien au mouvement. Ils forment un petit groupe qui bricole des meubles pour pallier le manque d’équipement des diverses commissions. Je les retrouve sur place alors qu’ils tendent une bâche pour protéger la zone d’atelier. Témoin de l’action des activistes et de l’action des constructeurs, les deux réalités se rapprochent et forment un arc électrique dans mon esprit, petite épiphanie.

D’un côté, les luttes sociales invisibilisées s’inventent, de tout temps, des lieux, pour pouvoir se manifester, se mobiliser, faire corps : Occupy Wall Street, les ZAD, les TAZ. D’un autre côté, lorsque les collectifs d’architectes comme Bellastock expérimentent autour des façons d’habiter, ils font de la politique, en déstabilisant les récits dominants et en renforçant les récits minoritaires. Par exemple, déconstruire et revaloriser plutôt que détruire et faire à neuf. Je réalise alors que l’on devra penser, de concert, le renouvellement de nos formes politiques avec le renouvellement de nos façons d’habiter, une intuition que le développement de la crise climatique transformera en certitude.























Un joyeux anniversaire 


Ce même été, le Bellastock s’apprête à fêter ses dix ans. Pour célébrer leur anniversaire, ils changent leur mode opératoire et choisissent de générer à l’aide de l’événement, des installations plus pérennes que leur traditionnelle ville éphémère.

Ils mobilisent leurs alliés du réseau Superville, des collectifs de compétence français qui partagent un ensemble de valeurs, de pratiques, de concepts, tendant à renouveler les pratiques constructives et la définition du métier d’architecte, pour répondre aux transformations profondes induites par la crise civilisationnelle alors déjà en cours.









Le site du festival, situé à Bobigny, se trouve en partie au bord de l’eau, le long du canal de l’Ourcq et comprend le grand parc de la Bergère. Dans cette zone, la Seine Saint-Denis organise le festival de l’Été du Canal qui réunit des activités de plaisance et des événements culturels au bord de l’eau.

Tous les week-ends, des navettes fluviales circulent sur le canal, intensifiant la connexion entre Paris et Bobigny et permettant aux Parisiens de profiter du parc, de l’eau et de la programmation du festival.

Plus largement, on se trouve ici au cœur d’une vaste zone en mutation, quatre ZAC (zones d’aménagement concerté) s’enchainent le long du canal, toutes aménagées par la Sequano pour le compte de la Communauté d’Aglomération Est-Ensemble et planifiée de 2016 à 2026.














Le festival accueille dans un premier temps les collectifs du réseau Superville qui deviennent pour l’occasion, autant de tuteurs du festival Superstock. Chaque équipe prend alors en charge la réalisation d’un équipement temporaire pour le parc de la Bergère ou Le Port de loisirs de l’Été du Canal.

Le camp de base du festival est situé dans la Friche Miko, du nom du fabricant de glaces industrielles qui occupait précédemment les lieux. On dort en tente, sur un camping vertical en échafaudages préalablement monté par le Bellastock et destiné à optimiser la surface disponible en densifiant le logement à la façon d’un immeuble.



















L’association Disco Soupe gère la vie de la cuisine et travaille en musique avec des bénévoles et des denrées revalorisées. Une radio est installée à l’étage qui anime le festival en continu avec des interviews, des archives radiophoniques et des mix. C’est enfin là que l’on trouve la matériauthèque du festival ainsi que de nombreux outils qui demeurent fixes sur une zone d’atelier.  



































Le changement de format est un acte manifeste


Le festival Bellastock associait depuis ses débuts la dimension expérimentale à la dimension éphémère et les structures réalisées par les participants n’avaient pas vocation à rester sur site une fois les festivités finies. Une approche qui assure une grande liberté et la possibilité de prendre des risques, de réussir comme d’échouer, en somme, la possibilité d’apprendre.

Cependant, tout organisateur d’événement prend la mesure, au fil des ans, de l’énergie et du temps considérable à mobiliser pour l’accueil, même de courte durée, de centaines de personnes d’une part et d’autre part du grand déploiement d’énergie suscité par la réunion d’une telle force de travail.
 
On en vient alors naturellement à se demander s’il est bien raisonnable de ne rien conserver de ce qui est produit dans le contexte de l’événement, autre que des images et des expériences individuelles. Ce déploiement d’énergie concentré, n’est-il pas plutôt préférable de l’offrir au territoire qui l’accueille ?












Je perçois donc le changement de format, le glissement vers une forme plus grande de pérennité comme un moment important dans l’histoire de tout collectif dans le sens où il revient à dire : « ce que nous proposons possède suffisamment de qualités pour envisager de durer ».

Évidemment, dans le cadre des projets de préfiguration, les conditions de production ne permettent pas non plus une durabilité longue, car les structures réalisées avec les moyens du bord et en temps limité vont s’user relativement vite, indépendamment du savoir-faire et de l’ingéniosité de la réalisation.







Symboliquement pourtant, il se passe une chose importante, un passage de relais d’une génération à l’autre peut-être, car les nouvelles pratiques s’imposent progressivement comme un ensemble de préconisations :

« Voilà comment vous pourriez construire, voilà le genre d’attention que vous pourriez avoir pour vos habitants, voilà ce qu’il est possible de faire avec des matériaux de réemplois quand ils sont bien travaillés, voilà comment vous pouvez impliquer des habitants dans la mutation de leur quartier… ».










Ensuite, le choix de rassembler et de faire vivre un réseau de pratiques au sein duquel on partage un ensemble de valeurs prolonge également cette intention en montrant que l’initiative fait déjà école.

C’est d’ailleurs la première raison pour laquelle j’ai appelé le film Une autre école, la seconde étant que les collectifs ont souvent été créés par des étudiants pour qui l’enseignement reçu ne collait plus au réel, ne faisait pour ainsi dire pas « contact » avec les enjeux de son époque. Les écoles avaient a minima le mérite de permettre à de jeunes énergies de se rencontrer pour commencer à faire mieux, à faire autrement et sans attendre.  










En tant que collectif de compétence historique, l’un des premiers, Bellastock entamait à ce moment de son histoire, le passage de l’initiative expérimentale de jeunes architectes à l’affirmation de nouvelles pratiques et de nouvelles valeurs qu’il s’agissait désormais, tâche immense, de faire entrer dans la réalité de l’urbanisation à grande échelle. Tenter de faire changer de l’intérieur la machine à construire, pour lui donner, quelque part, une conscience et une dignité nouvelle, à la hauteur des épreuves à venir.