Instruments Publics
Film, Paris, France, 2016
avec Matéo Garcia, artiste et designer
avec Matéo Garcia, artiste et designer
Aux origines
Le projet Instruments Publics de l’artiste et designer Matéo Garcia commence en 2016 par l’écriture d’un mémoire de fin d’études portant sur les aires de jeux en ville. La recherche s’appuie tout d’abord sur un diagnostic de terrain générant une banque importante de photographies de ce qui, en ville, constitue la norme, l’excède ou la déplace.
Ce répertoire est augmenté d’une imagerie intégrant les œuvres d’autres artistes, mais traversant aussi des univers variés comme les courses hippiques ou l’art topiaire. Par le biais de ces formes et de ces usages qui se contredisent ou se font écho, Matéo s’interroge sur la limite, l’enclos, l’obstacle, l’interdit dans sa relation au jeu, au dépassement et à l’appropriation. Il mène ainsi une réflexion sur notre degré de liberté en ville, liberté d’action et donc, de transformation de notre environnement.
La disparition des angles aigüs, Matéo Garcia, 2016
Le mobilier parle de vous
Le projet Instruments Publics commence par une phase d’observation et de diagnostic des caractéristiques du mobilier urbain. Fixe, robuste, ingrat et lourd, capable de résister à toutes les dégradations, ce dernier dresse le portrait d’un habitant violent et irresponsable. Malgré les efforts répétés de ses concepteurs pour en définir et en verrouiller les usages, il finit toujours par être dévoyé et employé de travers dans un jeu comique avec les utilisateurs.
Zone de chantier, zone de jeu
En ville, les zones qui n’ont pas été figées dans le béton et le métal sont, en plus des parcs et jardins, les zones de chantier. Là, on retrouve différentes formes de mobilités des éléments. Matéo établit un lien entre la zone de chantier en ville et l’atelier de l’artiste, présence d’outils, possibilité de transformer la matière, de détruire comme de mettre en forme.
Si l’aire de jeu urbaine standard est un enclos permettant de tenir les corps indisciplinés des enfants à distance du trafic routier pour ne pas compromettre les flux, la zone de chantier quant à elle, avec ses outils, sa terre meuble, ses câbles, ses bouts de bois, ses éléments bricolés, pourrait bien être, à l’inverse une sorte d’aire de jeu en ville.
Du mobilier urbain aux instruments publics
Ce travail d’écriture se prolongera dans une suite d’expériences formelles de détournement, déplacement, mise en danger, mise en jeu, d’un répertoire préexistant de mobilier urbain, objets de chantiers, modules de jeu, éléments de fermeture, qu’il viendra prélever, recouper, ressouder, hybrider, redessiner pour les emmener vers des formes ouvertes, ambigües, sensuelles, sculpturales.
Ces objets, qui forment des petites familles thématiques, sont baptisés instruments publics pour souligner leur intention : permettre l’émergence de situations spontanées de jeu, comme on improviserait avec un instrument de musique. Dans cette optique, leur forme doit toujours rester ouverte, jamais entièrement déterminée, mais offrant tout de même des prises pour la manipulation et l’interprétation.
Le Théodolite
Le premier objet fabriqué par Matéo est un faux Théodolite, l’instrument de mesure des géomètres que l’on croise parfois dans les rues alors que ces derniers relèvent les distances au laser avant des travaux. Il ne cherche pas à créer une copie conforme, mais souhaite partir de l’idée générale qu’il se fait de l’objet et emploie ce qu’il a sous la main à ce moment-là. Par exemple, son corps sera constitué d’une boite en plastique type Tupperware retravaillée et repeinte. Ainsi l’objet est une sorte de pied de nez, de plaisanterie sophistiquée aux allures de jouet, mais suffisamment crédible pour que les passants distraits n’y prêtent aucune attention.
Le but de ce faux théodolite est de nous permettre de dissimuler une petite caméra et pouvoir filmer sur pied, en pleine rue, sans attirer l’attention ni des passants ni des forces de l’ordre. On découvrira avec joie que les images filmées depuis l’intérieur du Théodolite sont cernées d’un léger cercle orangé, généré par le nez de l’accessoire.
Nous nous déguisons en ouvriers et équipés du Théodolite nous pouvons agir et filmer nos actions dans la rue sans attirer l’attention, sous l’oeil indifférent des Parisiens. La théâtralité de l’objet et de nos déguisements d’ouvriers résonnera avec la théâtralité des objets pirates qu’il s’apprête à introduire dans la rue.
Nous nous déguisons en ouvriers et équipés du Théodolite nous pouvons agir et filmer nos actions dans la rue sans attirer l’attention, sous l’oeil indifférent des Parisiens. La théâtralité de l’objet et de nos déguisements d’ouvriers résonnera avec la théâtralité des objets pirates qu’il s’apprête à introduire dans la rue.
Les Vaubans
Les instruments publics, bien que destinés à la rue, ne se qualifient pas comme mobilier urbain. Par contre, certains d’entre eux sont pensés en détournant du mobilier préexistant comme la série des Vauban.
Les barrières de sécurité inventées par l’ingénieur Vauban présentent l’avantage pour Matéo de s’exprimer dans un langage filaire ou tubulaire avec lequel il est à l’aise et lui permet la recomposition. Il débite les Vauban pour se constituer une bibliothèque de formes avec lesquelles il recompose de nouveaux éléments. On glisse ainsi de l’empêchement, de la mise à distance, de l’enclosure, vers le jeu.
Design sauvage
Pour mesurer le niveau d’appropriation des instruments publics, on les dépose en équipe sur des places choisies dans Paris et l’on reste observer, photographier, filmer, les comportements des passants avec eux.
Certains, suffisamment légers pour être déplaçables à la main, sont laissés en libre accès au milieu d’une place, comme plus bas, sur la Place de la Bastille. D’autres seront fixés sur un pied entreré dans le sol du boulevard Richard Lenoir, sans autorisation, par des complices en tenue d’ouvriers, les formes ainsi fixées seront laissées pour plusieurs jours à l’épreuve de la rue.
Ici, on touche à la dimension que l’on pourrait qualifier de design sauvage car il y a la mise en circulation voir l’installation en fixe dans des espaces publics d’objets extraterrestres qui ne s’embarrassent pas de demander des autorisations mais s’imposent là un beau matin, laissant certains habitants sceptiques, d’autres amusés, et d’autres, parfaitement indifférents.
Un thermomètre dans la ville
Une dimension sociologique apparait alors dans le projet, suscitée par cette méthode de mise en situation rapide des prototypes. Les complices de l’expérience et observateurs des essais s’interrogent maintenant sur le niveau d’insensibilité et d’indifférence des piétons parisiens, entrainés par une rue souvent vécue comme un tuyau dans lequel on se propulse d’un point A à un point B.
Les objets prennent alors l’allure de thermomètres à mesurer le niveau de disponibilité et d’attention des personnes et d’une façon peut-être attendue, mais quand même réjouissante, les enfants interagissent spontanément avec eux, les reconnaissant instinctivement comme de grands jouets.
City Hackers
Durant sa phase d’observation, Matéo a déjà répertorié un certain nombre de détournements ayant déjà cours dans les villes par ceux qui « pratiquent » en extérieur tels que les skateboarders ou les bodybuilders.
Ceux-là s’approprient généralement les rares éléments mobiles sur lesquels ils peuvent mettre la main et dont l’encombrant et le poids permet de les manipuler à certaines conditions, comme les précitées barrières Vauban ou les plots de plastiques sombres qui servent à en lester les pieds. Il est intéressant de noter que le poids très important des plots de lestage devient la source même de leur intérêt pour les culturistes.
Ainsi, plus que la forme seule, c’est également le poids et certainement l’ensemble des propriétés moléculaires de l’objet qui sont, à certains frais, détournables tout comme on fait des bombes avec des produits ménagers ou des poids de lancer avec des pavés.
Merci Baudon
La découverte des stocks désaffectés du fournisseur d’équipements plastiques Baudon, va jouer un rôle déterminant dans le cours du projet puisqu’elle donne accès à Matéo à une quantité considérable de matière avec laquelle expérimenter ses instruments publics.
Or il est plus courant pour les étudiants en design de réaliser des prototypes et des maquettes petite échelle avec du carton, du bois, de la mousse ou de travailler longtemps sur ordinateur avant de passer à l’objet réel, justement en raison du coût des matériaux. Avec les matériaux de réemploi, cette limitation saute.
Dans un premier temps, on ira se fournir sur place en objets et matériaux qui seront amenés et stockés à l’école puis après avoir pris ses marques dans l’usine, Matéo décidera de passer plusieurs jours sur site à la manière d’une résidence d’artiste afin de pouvoir se servir directement à la source pour générer ses objets.
Fétichisme
La résidence à Baudon comprend des phases d’exploration de zones plus difficiles d’accès car laissées closes. On découvrira là, comme c’est souvent le cas en exploration urbaine, des trésors abandonnés tels que les petites expositions du show room du distributeur ou les archives photographiques des catalogues.
Un répertoire d’esthétique industrielle qui vient inspirer la production des formes de Matéo. L’abondance de matériaux souples chez le fournisseur introduira notamment l’idée d’une combinaison entre formes rigides et formes souples sur une certaine famille d’objets. La souplesse de certaines parties, devenant une façon de leur redonner du jeu.
Résidence sauvage
Comme pour l’étape de test des objets dans la rue, sans autorisation, on se trouve là dans une situation de résidence sauvage et l’électricité qui alimente les machines est prélevée directement sur le courant de la rue. Pour tirer la ligne électrique du lampadaire, on s’habillera une fois encore en officiels, tenue de chantier, gilet fluorescent et petit plot en plastique oblige.
Le hangar et ses dépendances serviront alors de grande matériauthèque, mais aussi d’atelier rudimentaire, consistant grossièrement en un petit établi et une source de courant. Une résidence de trois jours qui travaille en elle-même cette idée, cette intuition que l’espace construit peut être un chantier, un lieu d’invention offrant des prises pour être saisie et perpétuellement modifiée, interprétée, par ceux qui l’habitent.